Aujourd'hui elle a lu Malika, ensuite elle dévorera La pavillon des enfants fous et comme moi, à son âge, elle "laissera pleurer la pluie sur ses yeux".
Jamais, alors, je n'aurais cru que cette douleur pourrait être la mienne et pourtant, elle le fut, à un âge où peu la découvrent, à un âge où le corps n'est plus source de peur, où on a su le montrer, l'offrir, à un âge où on a compris qu'il pouvait séduire, jouir quelle que soit son enveloppe, sa conformité au modèle des mannequins de papier. Je l'ai découverte parce qu'elle n'est pas qu'une attraction physique, un désir de maigreur, je l'ai découverte parce qu'elle est source de puissance, parce qu'elle est source de repère, parce qu'il est des sensations qui trompent, qui semblent nous rendre forts alors qu'elles nous détruisent. Cette douleur, je l'ai amadouée, chassée même si parfois, au détour d'un mur, elle s'engouffre. Mais je la décèle, la dompte et rapidement la fait fuir. Ce soir, sans doute revient-elle un peu, je la laisse s'avancer pour mieux la contraindre, la combattre.
Aujourd'hui elle a lu Malika et je revois les années qui se sont écoulées, les sourires, les bonheurs et les chutes, les espoirs et les désillusions. Aujourd'hui je me rends compte qu'à cet âge je me disais qu'il fallait mourir jeune pour ne pas avoir à souffrir, que le temps n'était l'allié de personne et que de prendre trop longtemps de la place, c'était perdre du temps, gâché l'univers de présence inutile. Je me rappelle cette rédaction qui consistait à narrer un défi et, stupide, j'avais décrit le choix d'un suicide, habilement peut-être mais naïvement sûrement.
Je me rappelle ces heures infernales à écouter quelque élèves ânonner quelques passages d'un texte qu'il ne comprenait pas, ces heures à égrainer les secondes dans l'attente de la sonnerie libératrice alors qu'elle n'annonçait généralement que le droit de s'enfermer quelques mètres plus loin. Je me rappelle ces mensonges, ces entourloupes pour laisser à croire que le livre avait été lu, que les cours avaient été appris. L'ennui, l'attente, l'ennui, l'attente, c'est ainsi que je me rappelle les nombreuses heures passées devant ces tableaux d'où s'échappait la poussière des craies.
Mais il y eut elle, elle qui nous parlait sans faux-semblant, qui nous apprenait la vie alors qu'on ne la saisissait pas, elle qui était détestée de tous et que j'adorais pourtant, sans doute parce qu'elle nous donnait à interpréter, parce qu'il ne suffisait pas de répéter une leçon stupidement apprise mais parce qu'il fallait réfléchir, analyser. Aujourd'hui, je sais qu'elle ne permettait qu'à peu de réussir mais en ces rares heures où je chassais l'ennui, je ne voyais que le plaisir, les symboles, les beauté cachées. J'aimais les mots, ses mots, ces listes de vocabulaire ou abscons et escogriffe grandiloquent menaient la danse, j'aimais ces images dépecées, ces symboles expliqués, j'aimais comprendre pourquoi telle phrase me plaisait, pourquoi tes slogan fonctionnait, j'aimais devenir maître pour ne plus être soumis à ceux qui savaient. Nous devions n'être qu'une poignée à la comprendre et il est vrai que ses cours auraient été plus adaptés au lycée qu'à ces collégiens de campagne que nous étions. Et pourtant, ce furent intellectuellement mes premières vraies émotions.
Je n'ai jamais aimé beaucoup lire ou plutôt me forcer à lire. Aujourd'hui encore, je pâtis de ces lectures que je n'ai jamais finies, de ces oeuvres que je n'ai jamais terminées parce qu'elles ne me parlaient pas, ne m'emportaient. Je m'amuse de ces faux-semblants, de mes interventions habitées pour des romans que je n'ai jamais adorés. Parce que je sais combien ils sont importants, combien, pour eux, ils feront le différence entre celui qui sait et celui qui prétend, je leur vend comme on hèle sur le marché pour vendre son poisson, je les ensorcèle de mes énigmes, de mes sous-entendus, et lorsque le livre terminé, ils racontent leur déception, je leur en propose un autre, génial, impénétrable et ils ne savent plus s'ils ont raison. Mais au moins, ils ont lu et ils sauront plus tard ce qu'ils doivent garder de ces contraintes barbares.
J'ai toujours lu. J'ai appris à lire en écoutant ma soeur apprendre à lire. J'avais quatre ans et je ne savais pas que ces signes qui devenaient des sons étaient pour certains une énigme impénétrable. Je lisais ces club des cinq ou ces six compagnons à la lumière de la lune pour oublier ces nuits que je trouvais trop longues mais durant lesquelles je ne pouvais allumer quelconque lampe de peur de réveiller celle qui dormait dans le lit d'à côté. Lire, c'était alors un luxe, l'activité des fainéants! "Tu lis encore!, t'as pas mieux à faire?", je crois qu'ils sont rares ceux qui entendent aujourd'hui cette rengaine qui résonnaient dans ces murs qui n'avaient pour seule oeuvre que ces six romans offerts par le Ministère à l'occasion de sa naissance. C'est joli comme cadeau, un livre.
Aujourd'hui, je les vois, elles, lire comme un besoin fondamental. "On peut quand même lire" demandent-elles chaque fois que l'heure de dormir est quelque peu dépassée. Elle ne peuvent s'endormir sans ce rituel obligé. Elles lisent, dévorent quelques niaiseries ou quelques classiques. Je me surprends à les "contraindre" à quelques lectures plus difficiles, elles me surprennent à les apprécier. Elle, elle nous a tellement épatés lorsqu'à 6 ans elle connaissait le terme "voix de fausset" parce qu'elle l'avait lu dans Astérix. Alors que les élèves commençaient leur premier roman, elle entamait la découverte de Dumas et en CM1, elle avait lu la trilogie des mousquetaires. C'est au même âge qu'elle découvrit Hugo et qu'elle dévora tout ce qui lui tombait sous les yeux. Aujourd'hui, à la veille de passer cet examen ridicule qui consiste à saucissonner, débiter, sans aimer, même si la note suprême revient souvent à celui qui a su s'imprégner de ces phrases alambiquées, aujourd'hui donc, elle dévore toujours son livre quotidien, comme une drogue, comme un compagnon qui rassure. Elle lit parce qu'elle va bien. Les livres me tombent des mains, mon esprit toujours divague vers d'autres lieux, d'autres espoirs, d'autres regrets. Les signes défilent sans heurter mon esprit, sans intégrer ma vie.
Valérie Valère a écrit quatre oeuvres, quatre textes qui ne lui ont pas sauvé la vie. Elle a écrit mais les mots n'ont pas suffi à sauver son corps, elle a écrit mais elle s'en est allée quand même.